Interview de Tudor Petcu avec le père Antoine Lambrechts sur le monastère Chevetogne
1.
Histoire du Monastère. Comment il a été fondé ?
Notre monastère a été fondé à la fin
de 1925 par un moine de l’Abbaye bénédictine du Mont-César (à Louvain), Dom[1]
Lambert Beauduin[2],
pour être un lieu de prière et de rencontres pour l’unité des chrétiens. C’était
l’époque de la première émigration russe en occident et le P. Lambert avait
constaté que les catholiques étaient souvent très mal préparés pour accueillir
et comprendre les orthodoxes. La seule bonne volonté et la charité ne
suffisaient pas. Pour comprendre vraiment les orthodoxes, nous devons connaître
leur liturgie, disait-il. Car la liturgie est le moment où le chrétien parle
avec Dieu, où il exprime sa vraiment sa foi. Il ne suffit pas non plus
d’étudier la liturgie dans des livres, il faut la pratiquer. Il voulait donc
fonder un monastère où l’on ne prierait pas seulement dans le rite latin (comme
dans tous les autres monastères bénédictins) mais aussi dans le rite byzantin,
et en slavon, comme dans l’Eglise orthodoxe russe, persécutée à l’époque. Ce
serait en même temps une forme de prière pour eux, une manière de faire
connaître la tradition orthodoxe aux catholiques et une invitation à prier
ensemble pour l’unité des chrétiens. Dom Lambert Beauduin s’opposait à toute
politique de prosélytisme. Son slogan était : « pas de
prosélytisme, pas d’impérialisme, pas de charité ». C’était, en effet, la
tentation de certains catholiques d’attirer les orthodoxes par la charité, la
bienfaisance. Au contraire, les catholiques devaient se mettre « à l’école
de l’Orient », nous devions apprendre d’eux ! Tout cela était nouveau
pour l’époque. Les catholiques pensaient qu’il fallait être uni à Rome pour
être sauvé.
Les premiers moines venaient d’autres
monastères bénédictins et allaient se faire former chez les orthodoxes, dans
les monastères du Mont Athos, notamment, où ils étaient d’ailleurs accueillis
très fraternellement. Ils devaient tout apprendre : le rite, la langue, la
musique, les usages, le rythme monastique. Encore aujourd’hui, nous employons
au chœur des partitions qui ont été transcrits au Mont Athos.
Depuis la fondation, nous célébrons
donc simultanément dans deux églises différentes, l’une latine, l’autre
byzantine, tous les offices monastiques. Dans la même communauté nous avons
donc deux groupes liturgiques, des moines « latins » et des moines
« byzantins », mais tous sont catholiques. [Depuis quelques années,
il est vrai, un moine orthodoxe partage aussi notre vie monastique, avec la bénédiction
de son évêque]. Quelques fois par semaines, nous avons aussi des célébrations
en commun pour toute la communauté, dans l’une des deux églises. Chaque moine
doit donc avoir une ouverture à l’autre tradition liturgique et intégrer ces
richesses dans sa vie spirituelle.
Le monastère a été fondé avec la
bénédiction de Rome, et du pape même, mais très vite, des gens très influents
au Vatican ont voulu se servir de notre communauté dans une politique de
conquête, pour convertir les orthodoxes. Ils voulaient naïvement construire
l’Eglise catholique en Russie sur les ruines de l’Eglise orthodoxe ! Le P.
Lambert s’est catégoriquement opposé à cela. Ils ont essayé de diminuer son influence
sur le monastère en l’exilant en France. De 1931 à 1951, il n’avait pas le
droit de vivre dans la communauté qu’il avait fondée. En 1951, nous l’avons
fait revenir quand-même et il est mort ici, à Chevetogne en 1960. Il a
d’ailleurs profité de son séjour en France pour se faire de nombreux amis parmi
les orthodoxes là-bas.
Avec le Concile de Vatican II,
l’attitude de l’Eglise catholique à l’égard des autres chrétiens a beaucoup
changé. En 1972, le patriarche Justinien de Roumanie est même venu célébrer
ici ! D’autres hiérarques orthodoxes ont suivi son exemple. Aujourd’hui,
la communauté continue l’œuvre du P. Lambert Beauduin, par la prière, l’amitié,
l’étude. Nous sommes environ 25 moines d’une dizaine de nationalités (de toute
l’Europe, des Etats-Unis, du Canada, du Japon et de l’Afrique du Sud). Notre
revue Irénikon – nom grec qui veut
dire « paisible », car c’est une revue pacifique ! – existe
depuis 1926. C’est une revue monastique et théologique pour tous les chrétiens.
Nous y publions aussi une chronique détaillée de ce qui se passe dans les
autres Eglises et des relations œcuméniques.
2.
Message spirituel pour la conscience chrétienne contemporaine.
Je pense que le
message principal de notre monastère, c’est la nécessité d’écouter l’autre
avant de parler soi-même. Pour comprendre quelqu’un et pour se faire
comprendre, il ne suffit pas d’aller vers l’autre en disant : voici ce que
je crois, qu’en pensez-vous ? Il faut d’abord écouter l’autre, et
l’écouter jusqu’au bout, être prêt à apprendre quelque chose de l’autre pour
mieux se comprendre. Tout vrai dialogue nous enrichit personnellement. Les
autres nous posent parfois des questions que nous ne nous sommes jamais posés
nous-mêmes et qui peuvent pourtant enrichir notre foi. Les autres peuvent avoir
eu d’autres expériences spirituelles que nous n’avons pas eues, avoir un autre
regard sur Dieu, un regard qui ne contredit pas nécessairement le mien, mais qui
le complète. Car personne n’a jamais vraiment « compris » Dieu dans
sa totalité. En plus, Dieu est présent dans chaque personne d’une autre
manière. Chaque rencontre est donc une autre rencontre avec Dieu… à condition
de « regarder plus loin que notre nez » !
3.
Collections d’études dans notre monastère (bibliothèque).
Notre bibliothèque est une
bibliothèque spécialisée. Elle doit nourrir notre vie monastique et spirituelle.
Elle contient donc pas mal de sources et d’études bibliques, patristiques et
monastiques, des livres que l’on peut trouver aussi dans les grandes bibliothèques
universitaires. Mais sa grande spécialité, c’est l’Orient chrétien au sens
large, y compris sa littérature, l’iconographie, l’art, la politique,
l’histoire, l’archéologie… Ce sont souvent des ouvrages dont nous avons publié
une recension dans la revue d’Irénikon.
Nous avons aussi un fonds unique de livres sur le Mont Athos, sur l’Eglise
arménienne et géorgienne, etc. Grâce à la revue nous recevons aussi beaucoup de
périodiques en échange, notamment des pays de l’Europe orientale, des
publications que l’on ne trouve nulle part ailleurs en Belgique. Depuis
longtemps, nous essayons de mieux comprendre aussi le judaïsme et les autres
religions, tout ce qui peut nous aider à mieux comprendre les sources de notre
culture chrétienne et européenne, … et la Source qui unit l’humanité entière.
4.
Le P. Gabriel Bunge.
Le P. Gabriel
Bunge a vécu 18 ans à Chevetogne avant de devenir ermite dans les montagnes du
Tessin, en Suisse. Depuis sa jeunesse, il s’est intéressé à l’histoire ancienne
et à la numismatique. Dans ce domaine il avait déjà écrit plusieurs articles
savants avant d’entrer au monastère. Ces connaissances lui ont servi aussi pour
écrire son doctorat sur le Deuxième livre des Maccabées. Après ses études, il a
enseigné ici l’Ecriture Sainte aux jeunes moines. En même temps il nous parlait
des Pères du Désert, d’Evagre le Pontique, d’Isaac le Syrien, de Nil Sorski, de
Païssy Velitchkovsky et des startsy russes. Cette forme de vie monastique a
toujours été son idéal : celle des petites communautés monastiques et de
la vie hésychaste. C’est ce qu’il a cherché à réaliser aussi en Suisse. Pour
ses recherches scientifiques et spirituelles il pouvait naturellement trouver
ici ce qu’il lui fallait dans la bibliothèque. Il a été lui-même aussi
bibliothécaire. Ce qu’il ne trouvait pas ici, il essayait de se le procurer par
des amis. Cette fréquentation permanente des sources monastiques et ses
contacts spirituels avec de nombreux amis orthodoxes l’ont conduit finalement
aussi à l’Eglise orthodoxe, une décision qui n’était pas une surprise pour ses
meilleurs amis et ses nombreux enfants spirituels.
[1] « Dom » (du
latin Dominus) est un titre de politesse et de respect que l’on donnait autrefois couramment à des moines plus
anciens et vénérables. Aujourd’hui, ce nom est tombé un peu en désuétude, sauf
dans certains monastères.
[2] Beauduin est son nom de famille ! A ne pas confondre avec
l’orthographe du prénom habituel Baudouin.
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