La chrétienté et le pragmatisme contemporain

 

 

 

 

1.)  La chrétienté est une des racines les plus anciennes de la pensée européenne et on sait qu’elle a toujours joué un rôle très important dans les différents domaines de la connaissance. D’ailleurs, la spiritualité chrétienne a signifié non seulement une identité mais une manière de vivre et de comprendre la vie sur une période de longue durée pendant l’histoire de l’Europe. Cependant, aujourd’hui, me semble-t-il, cet héritage est répudié. Quelle est la principale raison pour laquelle les valeurs chrétiennes sont ainsi rejetées par les sociétés contemporaines ?

 

« Feu la chrétienté » : ce livre d’Emmanuel Mounier, dont le titre était emprunté à Miguel de Unamuno, fut publié après la Deuxième Guerre mondiale. Il prenait acte d’une crise de la culture européenne qui remontait bien plus haut mais que peu d’esprits reconnaissaient. Le christianisme comme « racine », auquel Péguy avait si bien donné le nom de « chrétienté », n’avait pas entièrement disparu. Mais sa sève n’irriguait plus la pensée, la spiritualité et les mœurs des Européens, au profit – qui s’en souvient ? – de « l’américanisme », condamné par Léon XIII dès la fin du XIXème siècle.

Péguy avait puisé son inspiration dans le génie du Moyen Age, son art, ses sources bibliques, la veine des saints. Il empruntait au souffle puissant de Victor Hugo et à un socialisme qui se voulait pur, fidèle au monde paysan de ses ancêtres et à celui, naissant, des périphéries ouvrières des grandes villes industrielles. Au prix d’un effort à la fois littéraire, social et politique qui voulait surmonter mille contradictions, il ne pouvait y avoir, selon lui,  dissociation entre le christianisme originel et ce socialisme-là.    

   Ces auteurs, parmi d’autres, permettent de se souvenir que le christianisme n’a pas d’abord légué à l’Europe le sens de la conscience individuelle. Il faut attendre pour cela de grands théologiens catholiques comme Newman, Möhler, Scheeben, aux côtés des Réformateurs, Luther, Calvin, et le philosophe Emmanuel Kant.

     La « conscience » léguée par la foi et la spiritualité chrétiennes, a d’abord un enracinement communautaire, comme Péguy et Mounier encore surent le mettre en lumière. Non une conscience sociale unilatérale, oublieuse du dogme, « américaniste », mais celle qui se forme dès la petite enfance dans la famille, la paroisse, la cité, au catéchisme et dans la prière, la rencontre des générations, le sens du Christ et de la communion des saints.

C’est cette conscience-là qui s’est obscurcie avec la prétention kantienne d’enfermer la connaissance dans l’épistémologie scientifique, abandonnant au « sujet » la faculté de « croire ». Depuis lors, il devint aventureux de défendre la métaphysique. Maritain, dans l’orbite de Bergson, puis de Thomas d’Aquin, s’y efforcera brillamment. Mais certains malentendus, durant et après le Concile Vatican II, limitèrent l’audience du « Paysan de la Garonne ».

Où en sommes-nous cinquante ans plus tard ? Le déclin des références chrétiennes dans le comportement, l’éducation, l’échelle des valeurs morales ou dans l’art n’a fait que s’accentuer. Parmi les causes immédiates, les principales ont été souvent analysées. Il suffit de les mentionner.

Même en « crise » permanente, nos sociétés ont substitué la performance et la compétitivité aux anciennes vertus humanistes et chrétiennes. Celles-ci sont encore pratiquées par des personnes de diverses classes sociales. Mais elles ne sont plus considérées comme normatives et passent au domaine privé, dans la mesure où l’Etat et l’Université laissent encore à la famille son mot à dire dans l’éducation.

Avec Heidegger ou Patocka, il faut aller plus loin et constater que ce qui fait « valeur » dans le monde occidental – mais aussi de plus en plus en Asie et même en Afrique – c’est ni plus ni moins que « le produit ». On parle beaucoup du « marché », alors qu’en réalité, si les cours de bourse et le CAC 40 font la une des medias, c’est l’étalon du produit qui domine le spectre de la « modernité ». La qualité de l’art même se mesure trop souvent à ce qu’il rapporte en espèces sonnantes et trébuchantes au producteur. Mais quelle qualité, sinon, comme en tout autre domaine, celle que « la persuasion clandestine » d’une publicité partout régnante et corrosive a imposée ?

Le pape François, depuis son élection, n’a cessé de dénoncer dans la « culture du déchet » l’une des conséquences les plus dramatiques de cette situation, à vrai dire « globalisée » :

« De même que le commandement de ‘ne pas tuer’ pose une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire ‘non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale’. Une telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la rue meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux points en bourse en soit une…On ne peut plus tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la faim. …Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du ‘déchet’, culture qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion est touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit – on ne se situe plus alors dans les bas-fonds, ni dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est en-dehors. Les exclus ne sont plus des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes ‘ »[1]

*

2.)  Parler de la conscience chrétienne est un sujet intéressant mais très sensible parce qu’il a à prendre en compte les exigences de la pensée contemporaine, selon laquelle, globalement, les démarches spirituelles ou métaphysiques ne sont plus pertinentes. Peut-être serait-il nécessaire  que les défenseurs des valeurs traditionnelles et surtout l’Eglise assument de nouvelles tâches pour un retour à une vraie conscience chrétienne. Croyez-vous que ce retour soit possible et comment, à votre avis, devrait-on comprendre la situation morale de la société contemporaine ?

 

Le penseur de l’ère moderne qui a le mieux plaidé pour « une vraie conscience chrétienne » vient de l’Eglise d’Angleterre. Même après son passage à l’Eglise Romaine en 1845 et sa promotion au cardinalat par Léon XIII en 1879, il n’a jamais renié sa « conversion » de 1816, alors qu’il était adolescent, focalisée sur la lumière du Créateur dans sa conscience, « Myself and my Creator ». Dans un ouvrage de grande ampleur, publié lorsqu’il a soixante neuf ans, il va jusqu’à reconnaître à la conscience un rôle majeur dans la connaissance :

 

« Je prends pour postulat que la conscience a une place légitime dans nos actes mentaux, place aussi réelle que l’action de la mémoire, du raisonnement, de l’imagination, ou bien que le sens du beau : que de même qu’il y a des objets qui, présentés à l’esprit, lui font éprouver chagrin, regret, joie ou désir, ainsi il est des choses qui excitent en nous approbation ou blâme, et qu’en conséquence nous appelons bonnes ou mauvaises ; des choses qui lorsque nous en avons une expérience personnelle, éveillent en nous ce sens spécifique du plaisir ou de la douleur qu’on appelle bonne ou mauvaise conscience. Ceci étant admis, j’essaierai de montrer que c’est dans ce sentiment spécial, consécutif à l’accomplissement de ce que nous appelons bien ou mal, que se trouvent les matériaux de l’appréhension réelle d’un Dieu Maître et Juge souverain. »[2]

 

Dans un siècle rationaliste, Newman, sans s’inspirer directement de Pascal, relativise clairement le rôle de la raison. Il ne nie pas l’importance du « raisonnement » dans l’assentiment mais ce rôle n’est ni primordial ni architectonique, comme chez les scolastiques. Il doit se conjuguer à celui de la mémoire, de l’imagination, du sens esthétique, et surtout de la conscience, dont il traite sans lui donner spécifiquement un fondement dans l’Epître aux Romains. Selon lui, la conscience transcende les cultures et les religions ; elle est un donné premier dont l’ignorance conduit à la négation du sens de l’homme dans son approche du réel, le mystère compris.

 

C’est dire que « la vraie conscience chrétienne » n’est pas, selon Newman, un article du Credo. Elle n’est pas « chrétienne » en ce sens-là. S’il est permis d’utiliser une expression heideggérienne, elle appartient au Dasein. Mais il est vrai que l’Eglise se doit de la défendre, et ici on est très loin de Heidegger. Le pape de Rome se voit même dévolu, chez Newman, un rôle unique au service de la conscience dans l’humanité. Je cite un passage célèbre de son œuvre :

 

« La conscience n’est pas un égoïsme calculé, ni un désir d’être cohérent avec soi-même ; mais elle est la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile. La conscience est le Vicaire originel du Christ. Elle est le prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le prêtre qui nous anathématise et nous bénit ; et même si le sacerdoce éternel de l’Église venait à disparaître, en elle le principe sacerdotal survivrait et se poursuivrait…La défense de la loi morale et de la conscience est la raison d’être du pape. Sa mission répond aux plaintes de ceux qui souffrent de l’insuffisance de la lumière naturelle. Et l’insuffisance de cette lumière naturelle est la justification de sa mission. Le sens du bien et du mal est si subtil, si capricieux, si facilement détourné, obscurci, perverti, il est si délicat à manier, si marqué par l’éducation, par l’orgueil ou par la passion, il est si partial et d’un équilibre si peu assuré que, dans la lutte pour l’existence au milieu des travaux et des conquêtes de l’esprit humain, il devient le plus ardu et le plus obscur des guides. Voilà pourquoi, dans l’intention de Dieu, l’Église, la papauté, la hiérarchie répondent à un besoin profond…Si, après un dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux – ce qui évidemment ne se fait pas – je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience d’abord, et ensuite au pape. »[3]

De par sa formation dans la common tradition anglaise d’une part, et chez les Pères de l’Eglise d’autre part, Newman ne s’est jamais senti à l’aise avec la métaphysique, dont l’enseignement, dans les universités catholiques de son temps, était déplorable. Il a peut-être précédé l’élan de la phénoménologie, mais ne s’inscrit évidemment pas dans ce courant. Il ne lira pas Brentano, dont va s’inspirer Husserl. Mais une fois reconnue l’originalité de son œuvre au sujet de la conscience, il n’est pas interdit de retrouver la nécessité d’une métaphysique, nourrie de  tous ces auteurs et libre par rapport à eux. A mon avis, il s’agit moins d’un « retour » ou d’une « défense de valeurs traditionnelles » que d’un effort pour dialoguer avec les postulats actuels en s’adressant à la conscience de ceux qui les promeuvent et à leur aspiration cachée de la vérité.

*

3.)  Etant donné le sujet de notre interview, j’aimerais que l’on fasse référence à la dimension philosophique de la spiritualité chrétienne. En étudiant l’évolution de la pensée chrétienne en Occident, on peut facilement remarquer une vocation philosophique originale par l’attention accordée à la présence de la raison dans l’horizon de la croyance. Croyez-vous qu’à l’heure actuelle l’Eglise ait besoin d’approfondir un peu plus sa vocation philosophique dans sa dimension historique, et d’avoir un dialogue plus consistant avec la philosophie pour mieux s’intégrer dans la société ?

 

Je n’ai pu éviter de faire allusion à la question philosophique dans mes brèves réponses précédentes. Je suis en effet convaincu de sa nécessité de par la nature même du christianisme et parce que, si la philosophie était délaissée, c’est tout l’édifice chrétien en Occident qui s’effondrerait. Les grandes interventions du pape Benoît XVI devant le monde de la culture, en France, en Allemagne ou en Grande Bretagne, l’ont démontré brillamment. Le risque est de s’y référer pour mémoire, sans poursuivre le débat qu’il a, chaque fois, proposé. En contrepoint de ce que j’écrivais plus haut à propos de Newman – dont Ratzinger a salué le rôle dans la façon de penser historiquement la théologie – il a, lui, dans l’ensemble de son œuvre, insisté sur la médiation rationnelle comme caractéristique du christianisme.

Personnellement, je ne trouve pas heureux de parler d’une « dimension philosophique de la spiritualité chrétienne ». Selon l’adage ancien, les orandi lex credendi, la spiritualité est l’expression de la foi. Autrement dit, on croit comme on prie. La spiritualité est le développement de la foi dans la prière de l’Eglise et dans l’âme chrétienne. Mais, à l’instar de la philosophie elle-même, comprise comme pensée dans le rayonnement du christianisme, elle émane du dogme. Ce dernier mot fait peur aujourd’hui, parce que les medias confondent dogme et dogmatisme, comme ils confondent, par ignorance, morale et moralisme. Il faut s’émanciper de ce prêt à penser et retrouver la rigueur des concepts, sous peine de ne pouvoir progresser dans la réflexion.

Le dogme, dans les premiers temps du christianisme, singulièrement au cours des grands conciles christologiques des IVème - VIIème siècles, est né du rapport qui s’y est établi entre la révélation hébraïque et la langue de la philosophie grecque, ce qui s’était en quelque sorte déjà esquissé à travers la traduction des textes massorétiques dans la langue de la Septante. Comme le Concile Vatican II a encouragé à le faire, le ressourcement catholique des études bibliques, ainsi que l’importance du dialogue noué depuis lors avec le judaïsme, font ressortir la racine juive du dogme et de la prière liturgique dans le christianisme. Un renouveau authentique de la philosophie devra s’en inspirer.

Prenons comme unique exemple le dogme de la création, totalement inconnu dans la pensée asiatique. Je suis convaincu que c’est par là que doit commencer la recherche interdisciplinaire entre exégètes, philosophes, théologiens et scientifiques si l’on veut reprendre à nouveaux frais le terrain laissé aux nihilistes en Occident.

Si l’homme et la femme se redécouvrent créés « à l’image de Dieu », selon la révélation de la Genèse, le monde de la gratuité s’ouvre à nouveau aux artistes, aux penseurs, aux chercheurs ou aux enfants. François d’Assise, qui ne s’est pas voulu savant, continue paradoxalement de parler dans le langage des diverses cultures, celles d’Asie et de l’islam comprises. Il a osé s’adresser, dans son « Cantique des Créatures », à  « notre sœur la Mort corporelle », sans ôter nulle splendeur à « notre Mère la terre ». Tous le comprennent, peu l’imitent : c’est que  « l’amour n’est pas aimé ». Or, selon le titre d’un petit livre de Hans Urs von Balthasar, « seul l’amour est digne de foi ». Et l’amour donne à penser.

Dans cette quête sur l’homme et d’un éclairement nouveau de la personne en relation, les chercheurs modernes ne devront pas s’arrêter à l’anthropologie. C’est seulement lorsque l’homme se sait dépassé par une transcendance qui le hausse au-dessus de lui-même de toutes parts, à la manière d’un marcheur en montagne,  qu’il commence à se comprendre comme être au monde et être pour Dieu. A la suite d’une Edith Stein, qui se risqua à une synthèse entre thomisme et phénoménologie, il s’agit de tenter de s’élever jusqu’au sens de l’être et de l’absolu surgi de l’amour indicible de Dieu, afin de saisir l’intelligibilité du réel, comme on déchiffre « les sons perdus d’une symphonie lointaine apportés par le vent ». [4]

*

4.) Être chrétien pourrait signifier la joie du « royaume de l’enfance ». D’autre part peut- être n’a-t-on pas le droit d’attribuer une signification à ce que, de nos jours, on appelle « le pragmatisme ». En tout cas, par tout ce que la société a expérimenté, l’ancienne moralité élémentaire s’est vu reléguer au profit de tendances hétérogènes et ironiques. Voilà un nouveau type de comportement moral qui ne peut pas être facilement défini. Mais je voudrais vous poser la question suivante : vivre en tant que chrétien et propager les valeurs chrétiennes signifierait-t-il le courage de faire face à la tentation de « vivre dangereusement », caractéristique, selon moi, de la nouvelle société ?

 

Replaçons l’expression « vivre dangereusement » dans son contexte nietzschéen : « Le secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement ! Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les mers inexplorées ! Vivez en guerre avec vos semblables et avec vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance ! Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : – elle voudra dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle ! » (Le Gai savoir, §283)

L’influence de Nietzche est-elle aujourd’hui si puissante ? Il m’est difficile d’en juger. Ce penseur a combattu ce qu’il croyait être la morale évangélique. Zarathoustra n’est pas Jésus. Et il est honnête de reconnaître qu’une interprétation erronée de l’Evangile a pu prêter à un moralisme étriqué, voire janséniste, qui a fait beaucoup de mal. Mais vouloir le remplacer par la violence verbale, le mépris des faibles, l’oubli d’une culture qui a produit des chefs-d’œuvre de beauté, conduit à des impasses pires encore.

Qu’est-ce que « l’ancienne moralité élémentaire », sinon l’amour du prochain ? Qui dira que cet amour-là se serait absenté de nos sociétés technicisées et toujours plus performantes dans le domaine de la santé ? Ce serait injuste. Les « dominateurs et possesseurs » invoqués par Nietzche sont plutôt à chercher dans les affaires et la politique, et c’est un grand malheur.

Le « pragmatisme », attribué depuis des lustres au caractère britannique, à moins d’être érigé en théorie d’une suffisance du bien-être matériel, n’est pas responsable des pires maux dont nous souffrons. Comme je l’ai dit plus haut, il faut se garder de le confondre avec « l’américanisme » qui a envahi la planète, lesté de bons sentiments.

S’il y a une façon juste d’interpréter l’appel nietzschéen à « vivre dangereusement », c’est d’oser l’aventure de la solidarité avec tous les laissés pour compte du « système » régnant. Il ne s’agit pas de « l’appel du héros », finalement narcissique, mais d’un engagement généreux et raisonné, associatif, politique – au sens noble rendu à ce terme – afin de réduire les inégalités nationales ou internationales, selon des compétences dûment éprouvées, sans faire peser je ne sais quelle morgue sur « les autres », considérés comme des « assistés » !

Le champ interculturel est vaste. Il faut encourager les jeunes générations à s’y impliquer, à apprendre les langues et à sortir de leur environnement familier pour se prêter à cette aventure plusieurs années de leur existence, voire durant une vie entière.

Kierkegaard, comparant l’humour et l’ironie, disait que l’humour est chrétien et l’ironie athée. L’humour laisse affleurer la légèreté de l’être, y compris dans ma propre personne, tandis que l’ironie, poussée jusqu’à la dérision, tue. Vivre « à la manière des petits enfants », comme Jésus y invite ceux qui désirent « entrer dans le Royaume des cieux », ce sera donc, demain comme hier, se faire petit pour servir son prochain sans se faire remarquer, et cultiver la joie d’être créés pour aimer et être aimé.

*

5.)   Un autre sujet très intéressant pour notre discussion serait la manière dont l’Eglise et les chrétiens devraient comprendre les trous de l’histoire, les blessures du passé. On parle d’une histoire et surtout d’une histoire récente qui n’a pas été trop décente (on ne peut pas oublier l’Holocauste et les Goulags communistes) et qui a détruit tant de consciences. Malheureusement, ces réalités ne sont pas bien connues aujourd’hui, et c’est sans doute pourquoi la nouvelle « conscience », tant individuelle que collective, tend à diluer les engagements moraux. L’Eglise et les théologiens ne devraient-ils pas lutter et travailler d’avantage sur la connaissance de l’histoire récente, afin que les individus puissent comprendre l’importance de la lutte contre le mal et contre l’ignorance morale ? 

Je suis parfaitement d’accord. Les chrétiens ne sont pas les seuls à avoir analysé les totalitarismes (pensons, entre autres, à Hannah Arendt). Mais, comme l’avaient reconnu les auteurs des deux tomes du « Livre noir du communisme », les papes successifs depuis Pie XI – l’Histoire rendra justice à Pie XII – les ont dénoncés de toute leur autorité. Quant à la Shoah,  nous nous trouvons moins ici devant une question de théologiens que face au sérieux de l’analyse historique, comme celle qui fut à l’origine, de la « Déclaration des Evêques de France » à Drancy le 30 septembre 1997.

Le « Catéchisme de l’Eglise catholique », rédigé après Vatican II, dit l’essentiel de ce qui reste à faire dans l’enseignement de cette histoire et ses conséquences doctrinales, ainsi que l’avait dit ce jour-là aux évêques Henri Hajdenberg, président du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France.[5]

Pourtant, comme votre question le sous-entend, il est incontestable que l’histoire est inséparable de la théologie, et que celle-ci, à son tour, doit influer sur la formation de la conscience, tant individuelle que collective, et donc sur la pratique morale. Je crois qu’aujourd’hui, du moins en France, la formation historique des lycéens a fait des progrès considérables ces dernières années, bien davantage d’ailleurs au sujet de la Shoah que du communisme. Les adolescents rencontrent des témoins juifs qui ont survécu à ce « trou » de l’histoire, ils sont conduits à, Auschwitz et autres lieux rendus déserts par la folie nazie et la complicité ou l’aveuglément des gouvernements « alliés » et l’antisémitisme à l’est de l’Europe.

Mais il y a encore un immense travail de vérité à faire, aussi bien dans la société civile que dans les Eglises. D’une part, la critique du communisme n’a pas encore acquis le sérieux et l’objectivité que celle qui s’est appliquée au nazisme. On en devine les raisons : bien des épigones du « marxisme » sont encore en place dans les arcanes du pouvoir, en Europe, en Asie, en Afrique…Les anciens tenants de ces régimes, ou leurs soutiens, imprégnés du matérialisme « scientifique » des années noires, sont aujourd’hui les plus grands profiteurs du « capitalisme » qu’ils prétendaient combattre. Même en France par exemple, beaucoup n’ont pas fait repentance ni exercé l’esprit critique qu’ils prétendaient exiger de leurs adversaires.

C’est donc en effet aux Eglises de mettre en œuvre, inlassablement, un travail rigoureux d’analyse historique, sans épargner leurs représentants silencieux à l’heure où il eût fallu parler. Elles ont encore davantage à promouvoir une éducation des consciences et de la conscience, comme les textes cités plus haut de Newman lui en montrent prophétiquement la voie. Ce combat restera d’autant plus difficile, sinon parfois périlleux, qu’au niveau des Etats et des medias soi-disant bien-pensants, on refuse systématiquement de voir le rapport qui existe, de fait, entre la morale collective et la morale personnelle.       

+Olivier de Berranger

 

                 

 

 

 

       

 

 

   

 

 

Une interview avec M Olivier de Berranger réalisée par Tudor Petcu



[1] Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 53. [24 novembre 2013]

[2] Grammaire de l’assentiment, traduit de l’anglais (1870), Paris, Ad Solem, 2010, p. 167-168.

[3] Lettre au duc de Norfolk  (1875), tr.fr. Paris, DDB,  1970, p. 239-253. 

[4] E. Stein, L’être infini et l’Etre éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être, [1935], tr.fr. Nauwelaerts, Paris-Louvain, 1972, p. 119. 

[5] Voir tous les documents cités et analysés par J. Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif, Calmann-Lévy, 2004 (563 p.)

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