La chrétienté et le pragmatisme contemporain
1.)
La chrétienté
est une des racines les plus anciennes de la pensée européenne et on sait
qu’elle a toujours joué un rôle très important dans les différents domaines de
la connaissance. D’ailleurs, la spiritualité chrétienne a signifié non seulement
une identité mais une manière de vivre et de comprendre la vie sur une période
de longue durée pendant l’histoire de l’Europe. Cependant, aujourd’hui, me
semble-t-il, cet héritage est répudié. Quelle est la principale raison pour
laquelle les valeurs chrétiennes sont ainsi rejetées par les sociétés
contemporaines ?
« Feu la chrétienté » : ce livre
d’Emmanuel Mounier, dont le titre était emprunté à Miguel de Unamuno, fut
publié après la Deuxième Guerre mondiale. Il prenait acte d’une crise de la culture
européenne qui remontait bien plus haut mais que peu d’esprits reconnaissaient.
Le christianisme comme « racine », auquel Péguy avait si bien donné
le nom de « chrétienté », n’avait pas entièrement disparu. Mais sa
sève n’irriguait plus la pensée, la spiritualité et les mœurs des Européens, au
profit – qui s’en souvient ? – de « l’américanisme », condamné
par Léon XIII dès la fin du XIXème siècle.
Péguy avait puisé son inspiration dans le génie du Moyen
Age, son art, ses sources bibliques, la veine des saints. Il empruntait au
souffle puissant de Victor Hugo et à un socialisme qui se voulait pur, fidèle
au monde paysan de ses ancêtres et à celui, naissant, des périphéries ouvrières
des grandes villes industrielles. Au prix d’un effort à la fois littéraire,
social et politique qui voulait surmonter mille contradictions, il ne pouvait y
avoir, selon lui, dissociation entre le
christianisme originel et ce socialisme-là.
Ces auteurs,
parmi d’autres, permettent de se souvenir que le christianisme n’a pas d’abord
légué à l’Europe le sens de la conscience individuelle. Il faut attendre pour
cela de grands théologiens catholiques comme Newman, Möhler, Scheeben, aux
côtés des Réformateurs, Luther, Calvin, et le philosophe Emmanuel Kant.
La « conscience »
léguée par la foi et la spiritualité chrétiennes, a d’abord un enracinement
communautaire, comme Péguy et Mounier encore surent le mettre en lumière. Non
une conscience sociale unilatérale, oublieuse du dogme,
« américaniste », mais celle qui se forme dès la petite enfance dans
la famille, la paroisse, la cité, au catéchisme et dans la prière, la rencontre
des générations, le sens du Christ et de la communion des saints.
C’est cette conscience-là qui s’est obscurcie avec la
prétention kantienne d’enfermer la connaissance dans l’épistémologie
scientifique, abandonnant au « sujet » la faculté de
« croire ». Depuis lors, il devint aventureux de défendre la
métaphysique. Maritain, dans l’orbite de Bergson, puis de Thomas d’Aquin, s’y
efforcera brillamment. Mais certains malentendus, durant et après le Concile
Vatican II, limitèrent l’audience du « Paysan de la Garonne ».
Où en sommes-nous cinquante ans plus tard ? Le
déclin des références chrétiennes dans le comportement, l’éducation, l’échelle
des valeurs morales ou dans l’art n’a fait que s’accentuer. Parmi les causes
immédiates, les principales ont été souvent analysées. Il suffit de les
mentionner.
Même en « crise » permanente, nos sociétés ont
substitué la performance et la compétitivité aux anciennes vertus
humanistes et chrétiennes. Celles-ci sont encore pratiquées par des personnes
de diverses classes sociales. Mais elles ne sont plus considérées comme
normatives et passent au domaine privé, dans la mesure où l’Etat et
l’Université laissent encore à la famille son mot à dire dans l’éducation.
Avec Heidegger ou Patocka, il faut aller plus loin et
constater que ce qui fait « valeur » dans le monde occidental – mais
aussi de plus en plus en Asie et même en Afrique – c’est ni plus ni moins que
« le produit ». On parle
beaucoup du « marché », alors qu’en réalité, si les cours de bourse
et le CAC 40 font la une des medias, c’est l’étalon du produit qui domine le
spectre de la « modernité ». La qualité de l’art même se mesure trop
souvent à ce qu’il rapporte en espèces sonnantes et trébuchantes au producteur.
Mais quelle qualité, sinon, comme en
tout autre domaine, celle que « la persuasion clandestine » d’une
publicité partout régnante et corrosive a imposée ?
Le pape François, depuis son élection, n’a cessé de
dénoncer dans la « culture du déchet » l’une des conséquences les
plus dramatiques de cette situation, à vrai dire
« globalisée » :
« De même que le commandement de ‘ne pas tuer’ pose
une limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous
devons dire ‘non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale’. Une
telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée
réduite à vivre dans la rue meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que
la baisse de deux points en bourse en soit une…On ne peut plus tolérer le fait
que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la
faim. …Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du
plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette
situation, de grandes masses de population se voient exclues et
marginalisées : sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On
considère l’être humain lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut
utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du ‘déchet’,
culture qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de
l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec
l’exclusion est touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans
laquelle on vit – on ne se situe plus alors dans les bas-fonds, ni dans la
périphérie, ou sans pouvoir, mais on est en-dehors. Les exclus ne sont plus des
‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes ‘ »[1]
*
2.)
Parler de la
conscience chrétienne est un sujet intéressant mais très sensible parce qu’il a
à prendre en compte les exigences de la pensée contemporaine, selon laquelle,
globalement, les démarches spirituelles ou métaphysiques ne sont plus
pertinentes. Peut-être serait-il nécessaire
que les défenseurs des valeurs traditionnelles et surtout l’Eglise
assument de nouvelles tâches pour un retour à une vraie conscience chrétienne.
Croyez-vous que ce retour soit possible et comment, à votre
avis, devrait-on comprendre la situation morale de la société
contemporaine ?
Le penseur de l’ère
moderne qui a le mieux plaidé pour « une vraie conscience
chrétienne » vient de l’Eglise d’Angleterre. Même après son passage à
l’Eglise Romaine en 1845 et sa promotion au cardinalat par Léon XIII en 1879,
il n’a jamais renié sa « conversion » de 1816, alors qu’il était
adolescent, focalisée sur la lumière du Créateur dans sa conscience,
« Myself and my Creator ». Dans un ouvrage de grande ampleur, publié
lorsqu’il a soixante neuf ans, il va jusqu’à reconnaître à la conscience un
rôle majeur dans la connaissance :
« Je prends pour
postulat que la conscience a une place légitime dans nos actes mentaux, place
aussi réelle que l’action de la mémoire, du raisonnement, de l’imagination, ou
bien que le sens du beau : que de même qu’il y a des objets qui, présentés
à l’esprit, lui font éprouver chagrin, regret, joie ou désir, ainsi il est des
choses qui excitent en nous approbation ou blâme, et qu’en conséquence nous
appelons bonnes ou mauvaises ; des choses qui lorsque nous en avons une
expérience personnelle, éveillent en nous ce sens spécifique du plaisir ou de
la douleur qu’on appelle bonne ou mauvaise conscience. Ceci étant admis,
j’essaierai de montrer que c’est dans ce sentiment spécial, consécutif à
l’accomplissement de ce que nous appelons bien ou mal, que se trouvent les
matériaux de l’appréhension réelle d’un Dieu Maître et Juge souverain. »[2]
Dans un siècle
rationaliste, Newman, sans s’inspirer directement de Pascal, relativise
clairement le rôle de la raison. Il ne nie pas l’importance du
« raisonnement » dans l’assentiment mais ce rôle n’est ni primordial
ni architectonique, comme chez les scolastiques. Il doit se conjuguer à celui
de la mémoire, de l’imagination, du sens esthétique, et surtout de la
conscience, dont il traite sans lui donner spécifiquement un fondement dans
l’Epître aux Romains. Selon lui, la conscience transcende les cultures et les
religions ; elle est un donné premier dont l’ignorance conduit à la négation
du sens de l’homme dans son approche du réel, le mystère compris.
C’est dire que
« la vraie conscience chrétienne » n’est pas, selon Newman, un
article du Credo. Elle n’est pas « chrétienne » en ce sens-là. S’il
est permis d’utiliser une expression heideggérienne, elle appartient au Dasein.
Mais il est vrai que l’Eglise se doit de la défendre, et ici on est très loin
de Heidegger. Le pape de Rome se voit même dévolu, chez Newman, un rôle unique
au service de la conscience dans l’humanité. Je cite un passage célèbre de son
œuvre :
« La conscience n’est pas un égoïsme calculé, ni un
désir d’être cohérent avec soi-même ; mais elle est la messagère de Celui
qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à
travers le voile. La conscience est le Vicaire originel du Christ. Elle est le
prophète qui nous révèle la vérité, le roi qui nous impose ses ordres, le
prêtre qui nous anathématise et nous bénit ; et même si le sacerdoce
éternel de l’Église venait à disparaître, en elle le principe sacerdotal
survivrait et se poursuivrait…La défense de la loi morale et de la conscience
est la raison d’être du pape. Sa
mission répond aux plaintes de ceux qui souffrent de l’insuffisance de la
lumière naturelle. Et l’insuffisance de cette lumière naturelle est la
justification de sa mission. Le sens du bien et du mal est si subtil, si
capricieux, si facilement détourné, obscurci, perverti, il est si délicat à
manier, si marqué par l’éducation, par l’orgueil ou par la passion, il est si
partial et d’un équilibre si peu assuré que, dans la lutte pour l’existence au
milieu des travaux et des conquêtes de l’esprit humain, il devient le plus ardu
et le plus obscur des guides. Voilà pourquoi, dans l’intention de Dieu,
l’Église, la papauté, la hiérarchie répondent à un besoin profond…Si, après un
dîner, j’étais obligé de porter un toast religieux – ce qui évidemment ne se
fait pas – je boirais à la santé du pape, croyez-le bien, mais à la conscience
d’abord, et ensuite au pape. »[3]
De par sa formation dans la common tradition anglaise d’une part, et chez les Pères de l’Eglise
d’autre part, Newman ne s’est jamais senti à l’aise avec la métaphysique, dont
l’enseignement, dans les universités catholiques de son temps, était
déplorable. Il a peut-être précédé l’élan de la phénoménologie, mais ne
s’inscrit évidemment pas dans ce courant. Il ne lira pas Brentano, dont va
s’inspirer Husserl. Mais une fois reconnue l’originalité de son œuvre au sujet
de la conscience, il n’est pas interdit de retrouver la nécessité d’une
métaphysique, nourrie de tous ces
auteurs et libre par rapport à eux. A mon avis, il s’agit moins d’un
« retour » ou d’une « défense de valeurs traditionnelles »
que d’un effort pour dialoguer avec les postulats actuels en s’adressant à la
conscience de ceux qui les promeuvent et à leur aspiration cachée de la vérité.
*
3.)
Etant donné
le sujet de notre interview, j’aimerais que l’on fasse référence à la dimension
philosophique de la spiritualité chrétienne. En étudiant l’évolution de la
pensée chrétienne en Occident, on peut facilement remarquer une vocation
philosophique originale par l’attention accordée à la présence de la raison
dans l’horizon de la croyance. Croyez-vous qu’à l’heure actuelle l’Eglise ait
besoin d’approfondir un peu plus sa vocation philosophique dans sa dimension
historique, et d’avoir un dialogue plus consistant avec la philosophie pour
mieux s’intégrer dans la société ?
Je
n’ai pu éviter de faire allusion à la question philosophique dans mes brèves
réponses précédentes. Je suis en effet convaincu de sa nécessité de par la
nature même du christianisme et parce que, si la philosophie était délaissée,
c’est tout l’édifice chrétien en Occident qui s’effondrerait. Les grandes
interventions du pape Benoît XVI devant le monde de la culture, en France, en
Allemagne ou en Grande Bretagne, l’ont démontré brillamment. Le risque est de
s’y référer pour mémoire, sans poursuivre le débat qu’il a, chaque fois,
proposé. En contrepoint de ce que j’écrivais plus haut à propos de Newman –
dont Ratzinger a salué le rôle dans la façon de penser historiquement la théologie – il a, lui, dans l’ensemble de son
œuvre, insisté sur la médiation rationnelle comme caractéristique du
christianisme.
Personnellement,
je ne trouve pas heureux de parler d’une « dimension philosophique de la
spiritualité chrétienne ». Selon l’adage ancien, les orandi lex credendi, la spiritualité est l’expression de la
foi. Autrement dit, on croit comme on
prie. La spiritualité est le développement de la foi dans la prière de l’Eglise
et dans l’âme chrétienne. Mais, à l’instar de la philosophie elle-même,
comprise comme pensée dans le rayonnement du christianisme, elle émane du
dogme. Ce dernier mot fait peur aujourd’hui, parce que les medias confondent
dogme et dogmatisme, comme ils confondent, par ignorance, morale et moralisme.
Il faut s’émanciper de ce prêt à penser et retrouver la rigueur des concepts,
sous peine de ne pouvoir progresser dans la réflexion.
Le
dogme, dans les premiers temps du christianisme, singulièrement au cours des
grands conciles christologiques des IVème - VIIème siècles,
est né du rapport qui s’y est établi entre la révélation hébraïque et la langue
de la philosophie grecque, ce qui s’était en quelque sorte déjà esquissé à
travers la traduction des textes massorétiques dans la langue de la Septante.
Comme le Concile Vatican II a encouragé à le faire, le ressourcement catholique
des études bibliques, ainsi que l’importance du dialogue noué depuis lors avec
le judaïsme, font ressortir la racine juive du dogme et de la prière liturgique
dans le christianisme. Un renouveau authentique de la philosophie devra s’en
inspirer.
Prenons
comme unique exemple le dogme de la création, totalement inconnu dans la pensée
asiatique. Je suis convaincu que c’est par là que doit commencer la recherche
interdisciplinaire entre exégètes, philosophes, théologiens et scientifiques si
l’on veut reprendre à nouveaux frais le terrain laissé aux nihilistes en
Occident.
Si
l’homme et la femme se redécouvrent créés « à l’image de Dieu »,
selon la révélation de la Genèse, le monde de la gratuité s’ouvre à nouveau aux
artistes, aux penseurs, aux chercheurs ou aux enfants. François d’Assise, qui
ne s’est pas voulu savant, continue paradoxalement de parler dans le langage
des diverses cultures, celles d’Asie et de l’islam comprises. Il a osé
s’adresser, dans son « Cantique des Créatures », à « notre sœur la Mort corporelle »,
sans ôter nulle splendeur à « notre Mère la terre ». Tous le
comprennent, peu l’imitent : c’est que « l’amour n’est pas aimé ». Or,
selon le titre d’un petit livre de Hans Urs von Balthasar, « seul l’amour
est digne de foi ». Et l’amour donne à penser.
Dans
cette quête sur l’homme et d’un éclairement nouveau de la personne en relation,
les chercheurs modernes ne devront pas s’arrêter à l’anthropologie. C’est
seulement lorsque l’homme se sait dépassé par une transcendance qui le hausse
au-dessus de lui-même de toutes parts, à la manière d’un marcheur en
montagne, qu’il commence à se comprendre
comme être au monde et être pour Dieu. A la suite d’une Edith Stein, qui se
risqua à une synthèse entre thomisme et phénoménologie, il s’agit de tenter de
s’élever jusqu’au sens de l’être et
de l’absolu surgi de l’amour indicible de Dieu, afin de saisir
l’intelligibilité du réel, comme on déchiffre « les sons perdus d’une
symphonie lointaine apportés par le vent ». [4]
*
4.) Être chrétien
pourrait signifier la joie du « royaume de l’enfance ». D’autre part
peut- être n’a-t-on pas le droit d’attribuer une signification à ce que, de nos
jours, on appelle « le pragmatisme ». En tout cas, par tout ce que la
société a expérimenté, l’ancienne moralité élémentaire s’est vu reléguer au
profit de tendances hétérogènes et ironiques. Voilà un nouveau type de
comportement moral qui ne peut pas être facilement défini. Mais je voudrais
vous poser la question suivante : vivre en tant que chrétien et propager
les valeurs chrétiennes signifierait-t-il le courage de faire face à la
tentation de « vivre dangereusement », caractéristique, selon moi, de
la nouvelle société ?
Replaçons
l’expression « vivre dangereusement » dans son contexte
nietzschéen : « Le secret pour moissonner l’existence la plus féconde
et la plus grande jouissance de la vie, c’est de vivre dangereusement !
Construisez vos villes près du Vésuve ! Envoyez vos vaisseaux dans les
mers inexplorées ! Vivez en guerre avec vos semblables et avec
vous-mêmes ! Soyez brigands et conquérants, tant que vous ne pouvez pas
être dominateurs et possesseurs, vous qui cherchez la connaissance !
Bientôt le temps passera où vous vous satisferez de vivre cachés dans les
forêts comme des cerfs effarouchés ! Enfin la connaissance finira par
étendre la main vers ce qui lui appartient de droit : – elle voudra
dominer et posséder, et vous le voudrez avec elle ! » (Le Gai savoir, §283)
L’influence
de Nietzche est-elle aujourd’hui si puissante ? Il m’est difficile d’en
juger. Ce penseur a combattu ce qu’il croyait être la morale évangélique.
Zarathoustra n’est pas Jésus. Et il est honnête de reconnaître qu’une
interprétation erronée de l’Evangile a pu prêter à un moralisme étriqué, voire
janséniste, qui a fait beaucoup de mal. Mais vouloir le remplacer par la
violence verbale, le mépris des faibles, l’oubli d’une culture qui a produit
des chefs-d’œuvre de beauté, conduit à des impasses pires encore.
Qu’est-ce
que « l’ancienne moralité élémentaire », sinon l’amour du
prochain ? Qui dira que cet amour-là se serait absenté de nos sociétés
technicisées et toujours plus performantes dans le domaine de la santé ?
Ce serait injuste. Les « dominateurs et possesseurs » invoqués par
Nietzche sont plutôt à chercher dans les affaires et la politique, et c’est un
grand malheur.
Le
« pragmatisme », attribué depuis des lustres au caractère
britannique, à moins d’être érigé en théorie d’une suffisance du bien-être
matériel, n’est pas responsable des pires maux dont nous souffrons. Comme je
l’ai dit plus haut, il faut se garder de le confondre avec
« l’américanisme » qui a envahi la planète, lesté de bons sentiments.
S’il
y a une façon juste d’interpréter l’appel nietzschéen à « vivre
dangereusement », c’est d’oser l’aventure de la solidarité avec tous les
laissés pour compte du « système » régnant. Il ne s’agit pas de
« l’appel du héros », finalement narcissique, mais d’un engagement
généreux et raisonné, associatif, politique – au sens noble rendu à ce terme –
afin de réduire les inégalités nationales ou internationales, selon des
compétences dûment éprouvées, sans faire peser je ne sais quelle morgue sur
« les autres », considérés comme des « assistés » !
Le
champ interculturel est vaste. Il faut encourager les jeunes générations à s’y
impliquer, à apprendre les langues et à sortir de leur environnement familier
pour se prêter à cette aventure plusieurs années de leur existence, voire
durant une vie entière.
Kierkegaard,
comparant l’humour et l’ironie, disait que l’humour est chrétien et l’ironie
athée. L’humour laisse affleurer la légèreté de l’être, y compris dans ma
propre personne, tandis que l’ironie, poussée jusqu’à la dérision, tue. Vivre
« à la manière des petits enfants », comme Jésus y invite ceux qui
désirent « entrer dans le Royaume des cieux », ce sera donc, demain
comme hier, se faire petit pour servir son prochain sans se faire remarquer, et
cultiver la joie d’être créés pour aimer et être aimé.
*
5.)
Un autre sujet très intéressant pour notre
discussion serait la manière dont l’Eglise et les chrétiens devraient
comprendre les trous de l’histoire, les blessures du passé. On parle d’une
histoire et surtout d’une histoire récente qui n’a pas été trop décente (on ne
peut pas oublier l’Holocauste et les Goulags communistes) et qui a détruit tant
de consciences. Malheureusement, ces réalités ne sont pas bien connues
aujourd’hui, et c’est sans doute pourquoi la nouvelle « conscience »,
tant individuelle que collective, tend à diluer les engagements moraux.
L’Eglise et les théologiens ne devraient-ils pas lutter et travailler
d’avantage sur la connaissance de l’histoire récente, afin que les individus
puissent comprendre l’importance de la lutte contre le mal et contre
l’ignorance morale ?
Je suis parfaitement d’accord.
Les chrétiens ne sont pas les seuls à avoir analysé les totalitarismes
(pensons, entre autres, à Hannah Arendt). Mais, comme l’avaient reconnu les
auteurs des deux tomes du « Livre noir du communisme », les papes
successifs depuis Pie XI – l’Histoire rendra justice à Pie XII – les ont
dénoncés de toute leur autorité. Quant à la Shoah, nous nous trouvons moins ici devant une
question de théologiens que face au sérieux de l’analyse historique, comme
celle qui fut à l’origine, de la « Déclaration des Evêques de France »
à Drancy le 30 septembre 1997.
Le « Catéchisme de
l’Eglise catholique », rédigé après Vatican II, dit l’essentiel de ce qui
reste à faire dans l’enseignement de cette histoire et ses conséquences
doctrinales, ainsi que l’avait dit ce jour-là aux évêques Henri Hajdenberg, président
du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France.[5]
Pourtant, comme votre question
le sous-entend, il est incontestable que l’histoire est inséparable de la
théologie, et que celle-ci, à son tour, doit influer sur la formation de la
conscience, tant individuelle que collective, et donc sur la pratique morale.
Je crois qu’aujourd’hui, du moins en France, la formation historique des
lycéens a fait des progrès considérables ces dernières années, bien davantage
d’ailleurs au sujet de la Shoah que du communisme. Les adolescents rencontrent
des témoins juifs qui ont survécu à ce « trou » de l’histoire, ils
sont conduits à, Auschwitz et autres lieux rendus déserts par la folie nazie et
la complicité ou l’aveuglément des gouvernements « alliés » et
l’antisémitisme à l’est de l’Europe.
Mais il y a encore un immense
travail de vérité à faire, aussi bien dans la société civile que dans les
Eglises. D’une part, la critique du communisme n’a pas encore acquis le sérieux
et l’objectivité que celle qui s’est appliquée au nazisme. On en devine les
raisons : bien des épigones du « marxisme » sont encore en place
dans les arcanes du pouvoir, en Europe, en Asie, en Afrique…Les anciens tenants
de ces régimes, ou leurs soutiens, imprégnés du matérialisme « scientifique »
des années noires, sont aujourd’hui les plus grands profiteurs du
« capitalisme » qu’ils prétendaient combattre. Même en France par
exemple, beaucoup n’ont pas fait repentance ni exercé l’esprit critique qu’ils
prétendaient exiger de leurs adversaires.
C’est donc en effet aux
Eglises de mettre en œuvre, inlassablement, un travail rigoureux d’analyse
historique, sans épargner leurs représentants silencieux à l’heure où il eût
fallu parler. Elles ont encore davantage à promouvoir une éducation des
consciences et de la conscience, comme les textes cités plus haut de Newman lui
en montrent prophétiquement la voie. Ce combat restera d’autant plus difficile,
sinon parfois périlleux, qu’au niveau des Etats et des medias soi-disant
bien-pensants, on refuse systématiquement de voir le rapport qui existe, de
fait, entre la morale collective et la morale personnelle.
+Olivier de
Berranger
Une interview avec M Olivier
de Berranger réalisée par Tudor Petcu
[1] Exhortation
apostolique Evangelii Gaudium, 53.
[24 novembre 2013]
[2] Grammaire de l’assentiment, traduit de l’anglais (1870), Paris, Ad
Solem, 2010, p. 167-168.
[3] Lettre au duc de Norfolk (1875), tr.fr. Paris, DDB, 1970, p. 239-253.
[4] E. Stein, L’être infini et l’Etre
éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être, [1935], tr.fr.
Nauwelaerts, Paris-Louvain, 1972, p. 119.
[5] Voir tous les documents cités et analysés par J. Dujardin, L’Eglise catholique et le peuple juif,
Calmann-Lévy, 2004 (563 p.)
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